Royal 20 D I: Prose 5

Introduction: Prose 5

Dans la section troyenne se réalise l’écart textuel le plus important entre la première et la deuxième rédaction de l’Histoire ancienne jusqu’à César, puisque la traduction française de l’Excidium Troiae de Darès le Phrygien est remplacée par une très longue version en prose du Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure (Prose 5, d’après Jung 1996). Dans la deuxième rédaction, l’importance de la section troyenne à l’intérieur de la compilation change de manière radicale, passant de 6,7% (HA1, ms Fr20125) à 46,2% (HA2, ms Royal) du texte total.

Prose 5 n’est pas une réélaboration entièrement autonome et indépendante du roman en vers, mais plutôt un assemblage de sources préexistantes et de longues parties d’une nouvelle mise en prose, différente des précédentes. Il s’agit donc d’un ouvrage de compilation de nature encyclopédique, qui semble vouloir réunir toutes les informations disponibles pour obtenir une histoire troyenne aussi complète que possible.

L’extension du texte, l’énorme travail sur des sources diverses et le soin apporté à l’apparat iconographique dans le témoin le plus ancien de la deuxième rédaction de l’Histoire ancienne nous montrent que Prose 5 est le véritable centre autour duquel est constituée l’entière compilation de la deuxième rédaction.

Les sources principales de Prose 5 sont Prose 1 – la première mise en prose du Roman de Troie, réalisée vraisemblablement dans la Morée franque (à Corinthe ?) entre 1278 et 1282 – et Prose 3, une version très libre et personnelle d’origine incertaine, dont les premiers fragments conservés ont été réalisés en Italie, probablement à Gênes, à la fin du XIIIe siècle. Prose 1 est surtout exploitée dans la première partie du texte, jusqu’au début des combats ; Prose 3 est reprise de manière très fidèle dans la partie finale, de la mort de Palamède jusqu’au retour des Grecs et à l’histoire de Landomata fils d’Hector (mais elle est également la source de quelques épisodes de la partie initiale, comme par exemple le jugement de Pâris et la description d’Hélène). Dans la partie centrale, le compilateur exploite toutes ses sources, en privilégiant sa nouvelle mise en prose du roman en vers, réalisée à l’aide d’un manuscrit proche des mss J et surtout M2 du roman en vers.

En outre, le compilateur de Prose 5 se sert d’autres sources pour compléter son texte. Notamment, il insère dans le récit la traduction de treize Héroïdes ovidiennes, ainsi que d’autres interpolations de nature mythographique, dont certaines se trouvaient déjà dans Prose 3.

Dans sa dimension encyclopédique, Prose 5 est redevable aux tendances parfois contradictoires de ses modèles : la posture morale de Prose 1, bien que tempérée ; l’évhémérisme de Benoît, dont il se sert surtout pour raconter les batailles ; l’intérêt pour les personnages typique de Prose 3 ; le lyrisme et l’élégie des Héroïdes. Le texte présente parfois des contradictions et des répétitions dues au montage imparfait des parties provenant de sources différentes et probablement à des méthodes de travail peu soignées dans certaines sections. Il semblerait que le compilateur n’ait jamais relu et corrigé son texte de manière systématique dans son intégralité.

Le ms Royal 20 D I de la British Library de Londres, réalisé à la cour angevine de Naples probablement vers 1337-1338, au temps de la campagne de Morée de Catherine de Valois-Courtenay, est le manuscrit le plus ancien de la deuxième rédaction de l’Histoire ancienne et vraisemblablement l’objet physique dont toute la tradition manuscrite dérive. Le texte de Prose 5, en particulier, n’est pas attesté avant la compilation du manuscrit napolitain, et semble avoir été composé en vue de son insertion dans l’Histoire ancienne. Le même ms Royal montre parfois les traces des dernières étapes de cette opération, sous forme de corrections et de petits ajouts textuels.

Le ms Royal se caractérise par une rédaction textuelle rapide et parfois négligente (le copiste ou un réviseur reviennent souvent sur le texte, qui présente de nombreuses ratures, corrections et intégrations) et par un apparat iconographique riche et soigné, réalisé par des artistes importants au service de la cour napolitaine. Dans ce dernier, les armes des familles liées à la cour angevine et à ses intérêts dans l’Orient latin sont attribuées aux guerriers grecs. La distribution des enluminures contribue à mettre en évidence la centralité de la section troyenne, la seule qui prévoit quatre enluminures à pleine page qui servent à « encadrer » en quelque sorte le texte de Prose 5. La section troyenne est illustrée par 151 enluminures, soit la moitié des illustrations réalisées dans toute la compilation (303).

La langue de Prose 5 dans la version proposée par le ms Royal est très particulière. Elle alterne entre des formes archaïsantes, probablement reprises des sources, et d’autres plus modernes qui ouvrent sur le moyen français, dont certaines sont attestées ici pour la première fois en français, le fond linguistique étant constitué d’un français médiéval tardif typique du XIVe siècle. Certains traits s’accordent bien avec la scripta de quelques manuscrits réalisés à Naples à l’époque angevine : des italianismes évidents (aussi bien graphiques que lexicaux et parfois syntaxiques) coexistent avec des formes picardes ou généralement septentrionales. D’autres phénomènes sont plus difficiles à localiser avec précision, parce qu’ils peuvent appartenir à plusieurs régions linguistiques ; on reconnaît néanmoins quelques formes typiques de l’anglo-normand et quelques occitanismes qui pourraient témoigner d’une influence du français d’Outremer.

Si on fait abstraction du ms Royal, la tradition manuscrite de Prose 5 est entièrement française et réalisée presque sans exception au XVe siècle. Certains manuscrits (essentiellement les mss Fr301 et Stowe54) portent les traces évidentes d’une dérivation directe du ms Royal, mais le texte est réaménagé du point de vue linguistique et souvent corrigé ou modifié grâce à un retour aux sources. Une situation aussi exceptionnelle nous impose évidemment de respecter de la façon la plus scrupuleuse possible la leçon du ms Royal. Même le recours aux « manuscrits de contrôle » est déconseillé à cause du caractère « contaminé » de toute la tradition. Dans le cas de fautes particulièrement évidentes, le texte est corrigé à l’aide des sources (Prose 1, Prose 3, Roman de Troie), et le témoignage des copies les plus proches du ms Royal est retenu seulement en tant qu’éventuelle confirmation de la leçon des sources.

Luca Barbieri

Avril 2020