The Values of French

The Values of French Language and Literature in the European Middle Ages. ERC Advanced Grant (no. 670726) at King's College London

Les statues dans l’Histoire ancienne jusqu’à César

Pour notre premier billet de blog rédigé en français, nous avons invité Francesco Montorsi, postdoctorant à l'Université de Zurich, à parler des statues et de leur signification dans l'Histoire ancienne jusqu'à César .

Qu’est-ce une statue au Moyen Age ? Et, plus en particulier, qu’est-ce une statue dans l’Histoire ancienne jusqu’à César, compilation historique du XIIIe siècle qui réunit une somme de renseignements sur la civilisation antique ? Pour répondre à cette question commençons par nous pencher sur les mots, ceux utilisés par l’auteur anonyme ainsi que ceux propres à son époque

Dijon 204v

Dijon, Bibliothèque municipale, 562, f. 204v. Reproduction autorisée par la Bibliothèque municipale de Dijon.

La langue classique avait usé d’un éventail de mots pour désigner les objets d’art plastique, ainsi signum, imago, simulachrum ou statua. Autant de vocables qui sont encore en usage dans le latin médiéval lorsqu’est écrite l’Histoire ancienne : pour prendre un seul exemple, ils sont tous les quatre utilisés dans les descriptions de statues de la Narracio de mirabilibus urbis Romae (fin XIIe siècle/début XIIIe siècle), guide de Rome écrit par le voyageur anglais Magister Gregorius. 

Dans le domaine de l’art statuaire, la langue d’oïl procède à un rétrécissement drastique du vocabulaire latin. Ainsi, aux XIIe et XIIIe siècles les dérivés de signum ne sont plus utilisés dans ce champ, tandis que « statue » et « simulacre » sont peu employés, comme le montre une consultation des dictionnaires, ainsi que la lecture de l’ouvrage de référence de Michael Camille (The Gothic Idol, Cambridge, University Press, 1990). A cette époque, c’est le terme « image » qui remporte de loin les faveurs du français.

Vocable, celui-ci, qui se prête à une vaste polysémie. Les statues qu’évoquent les « images » peuvent mettre en scène des hommes, des divinités du panthéon païen ou musulman, ou bien la Vierge et Jésus (« image » se réfère dans la Vie d’Alexis à une sculpture de Marie alors que, dans la Chanson de Roland, on a une « ymagene Apollin le felun »). De plus, « image » désigne également toute représentation décorative, toute peinture, en plus que de renvoyer à des formes dénuées de contenu, telles le reflet dans l’eau ou les apparitions (par exemple l’âme d’Anchise dans l’Eneas). 

Raréfaction du lexique de l’art statuaire et emploi étendu du terme « image » : ces deux phénomènes propres à l’ancienne langue sont bien illustrés par le cas spécifique de l’Histoire ancienne. Dans cet ouvrage, les mots « statue » n’apparait jamais au long des centaines des feuillets du manuscrit BnF fr. 20125, alors que « simulacre » collectionne seules deux occurrences. C’est bien « image » qui point presque exclusivement sous la plume de l’auteur, et cela sous deux formes concurrentes   ̶ image/ymage, ou imagene/ymagene   ̶ la deuxième étant plus représentée (27 vs 43).

Dans l’Histoire ancienne, les « statues » représentent parfois des hommes. Pour Isidore de Séville, Prométhée était le premier sculpteur. Notre texte, qui contient aussi cette légende, nous dit que le peuple attribue à celui-ci des pouvoirs magiques en raison de sa capacité à faire des statues qui bougent (des automates selon la terminologie moderne) :

§245.5

BnF fr. 20125, f. 56. Source: http://gallica.bnf.fr




Encor dist on ausi que cil Prometheus faisoit et tailloit ymages qu’il aler faisoit par ne sai quele art dont il estoit [56va] assés maistres. Et por ce cuiderent la fole gent qui adonques estoient qu’il eust la puissance dou faire a son voloir homes et femes et avoir vie (§ 245.5).


Un cas semblable est celui de Dédale, bien que l’auteur doute de son historicité. Selon la tradition, lui aussi crée des statues et lui aussi sait faire « les ymagenes mouvoir » :



En celui tans, beau segnor, fu Dedalus dont li auctor et li poete content et dient lor fables quar il dient qu’il faisoient les ymagenes movoir et aler tot ensamble ; et ce fu mesonge (§391.1).


§391.1

BnF fr. 20125, f. 88v. Source: http://gallica.bnf.fr

Or, les statues qui font partie de cette catégorie – celle des représentations humaines – sont une portion extrêmement réduite des « images » dans l'Histoire ancienne. Mises à part celles qu’on vient de citer, on trouve seulement la « statue de sel » que devient la femme de Loth après s’être retournée (« com se ce fust une ymage », § 127.3), et une « ymage » non précisée évoquée dans une comparaison à l’intérieur d’une moralisation en vers (§ 515.2). 

Dans l’Histoire ancienne, l’écrasante majorité des statues sont des représentations des dieux païens. En tant que telles elles subissent un sort unique, celui de faire l'objet d'une dépréciation morale de la part de l'auteur. Un tel blâme s'incarne dans quelques choix linguistiques récurrents. Les « images » sont parfois qualifiées par l’adjectif « fausses » (« les fauces ymages »). Aussi, arrive-t-il que le l'« image » fait partie d’un couplet synonymique avec le substantif « ydeles », c’est-à-dire des idoles (« devant lor ydeles et devant lor ymagenes » ; « totes les ydeles et les ymages » § 231.4, 235.1). 

L’association que l’on vient d’évoquer entre idoles et statues indique pourquoi l’Histoire ancienne ne propose jamais une appréciation esthétique des statues et se limite toujours à la condamnation morale. Les différentes religions pré-chrétiennes – celles décrites dans l’Ancien Testament, comme par exemple le polythéisme des Romains – sont considérées par l’anonyme à travers le filtre unique du monothéisme chrétien. 

Ces cultes sont tous des formes différentes d’un seul péché, celui de l’idolâtrie, qui consiste, si l’on reprend les termes de la théorie médiévale, à adorer la créature au lieu du Créateur.  L’origine historique de l’idolâtrie est décrite dans le corps même de l’Histoire ancienne. Raconté entre autres par Eusèbe/Jérôme et par Isidore, l’épisode explique comment le roi Ninus fait construire une statue de son père défunt, tout en obligeant son peuple à l’adorer (§ 83.3). 

La relation entre statues et religion polythéiste semble, par moments, consubstantielle. Il arrive parfois au compilateur d’évoquer des sacrifices ou des oraisons à des « diex » païens. Dans ces cas, il peut ajouter à la référence à la cérémonie religieuse notre substantif « ymage », qui sert tout aussi bien de synonyme que de glose (« les deus Laban, c’est les ymages » ; « a lor deus, c’est a lor ymages » ; « si enclina les deus et honora ; c’est les .ii. ymages », §231.1, 464.2, 821.2). Dans ce cadre, les images sont le lieu de l’absence, elles désignent le « fantôme », la trace évanescente d’un objet qui n’a jamais existé.  

Toutefois, l’auteur de l’Histoire ancienne identifie parfois, suivant une tradition déjà biblique, les dieux païens avec les démons. Il lui arrive alors de préciser que ces statues sont habitées par des esprits immondes. Ainsi, dans la partie Thèbes, à propos de l’oracle d’Œdipe :

§401.3

BnF fr. 20125, f. 90. Source: http://gallica.bnf.fr





Et Edipus s’est mis ala voie sains atargance et ala tant qu’il vint [90va] a un temple d’un Deu que cil de la contree aoroient. Cil deus si estoit apelés et només en lor language Apollo. Segnor, c’estoit li solaus qu’il aoroient ensi, si l’apeloient. Imagene i avoient faite d’or et de queuvre grande et plenere. Et si seoit sor un char a .iiii. roies, fait de mout riche samblance. Li diables habitoient en cele ymagene qui parloit et donoit respons a ceaus qui a li venoient et qui l’aoroient (§ 401.3)


Cette partie du texte sera parfois enluminée. L’artiste qui peint le manuscrit de Londres, BL Add. 19669, représente la statue d’Apollon comme une figure humaine, complètement nue, juchée sur une colonne, construite en or. Ainsi, il ne suit pas le texte puisque la statue, remarquons-le, n’est pas décrite dans l’extrait cité. Plutôt, il reprend le schéma iconographique traditionnel qu'élabore l’époque médiévale pour se représenter les statues païennes. Celui-ci se retrouve dans un nombre élevé de textes, dont certains sont très répandus (légendaires, bibles moralisées), ainsi que le note Doris Oltrogge (Die Illustrationszyklen zur « Histoire ancienne jusqu’à César » (1250-1400), Frankfurt am Main et alii, Peter Lang, 1989, p. 99). Influent et répandu, ce modèle sera repris dans d’autres témoins de l’Histoire ancienne à propos d’autres statues, par exemple celle de Janus dans le manuscrit de Dijon. 

Add19669, 58r

Londres, British Library Additional 19669, f. 58r. Reproduction autorisée par le British Library Board.

En conclusion, les statues dans l’Histoire ancienne, presqu'exclusivement des représentations divines, sont caractérisées par une certaine dialectique. D’un côté, elles rassurent la mentalité religieuse, puisque par leur simple présence elles révèlent la défaite des faux dieux face au vrai Créateur. Mais de l’autre côté, elles exercent un pouvoir réel puisqu’elles sont les lieux où s’exprime la voix des démons, et puisqu’elles exhibent le scandale de leur nudité. Elles sont, en somme, le produit d’un paganisme vaincu mais toujours menaçant.


Francesco Montorsi


Bibliographie

Buchthal, Hugo, Historia troiana. Studies in the History of Mediaeval Secular Illustration, London-Leiden, Brill, 1971.

Daut, Raimund, Imago. Untersuchungen zum Bildbegriff der Römer, Heidelberg, Carl Winter-Universitätsverlag, 1975.

Hartwig, Dora, Der Wortschatz der Plastik im französischen Mittelalter, Frankfurt am Main, Richard Mayr, 1936.

Magister Gregorius, Narracio de mirabilibus urbis Romae, éd. par Robert B. C. Huygens, Leiden, Brill, 1970.

Minnis, Alastair, Chaucer and the Pagan Antiquity, Cambridge, D. S. Brewer, 1982.

Oltrogge, Doris, Die Illustrationszyklen zur « Histoire ancienne jusqu’à César » (1250-1400), Frankfurt am Main et alii, Peter Lang, 1989.